lundi 19 septembre 2011

Un an déjà, in memoriam Claude Chabrol


La prise de vue est de mon ami le photographe Carlos Arriagada


Je vous ajoute le texte de l'entretien qu'il avait eu l'exquise gentillesse de m'accorder en juin 2007. Je vous raconterai un autre jour les autres repas que nous avons partagés ensemble...Pour l'heure, Claude Chabrol se met à table, alors, régalez-vous. 





C’est l’un des maîtres absolus du cinéma français. Depuis 1959, avec « Le beau serge », jusqu’à « La fille coupée en deux », en 54 films (Bellamy sera, en 2009, son 55ème et dernier film, Ndlr), il croque la société française comme personne. Grand buveur et redoutable gourmet, cultivé sur tout ce qui touche au bien vivre, Claude Chabrol aime se mettre à table, ce que nous avons fait chez lui, au Croisic. L'occasion rêvée de revenir sur les thèmes du vin et du repas, incontournables dans son œuvre. 

TBM : Vous êtes le cinéaste français dont les films comportent le plus de scènes à table, quelles sont les raisons à cela ?
C.C. : En principe, on mange deux fois par jour durant toute sa vie. Manger est donc l’un des actes les plus importants de la vie, une nécessité. Autant en faire un plaisir, vous ne trouvez pas ? Transformer les nécessités de son existence en plaisirs, c’est cela aussi la vie. Autre raison : étant donné qu’il m’arrive souvent, dans mes films, de montrer des gens en conflit les uns avec les autres, la table est un endroit parfait pour laver son linge sale, des quantités de sentiments s’y révèlent, on s’y dit des choses qu’on ne se dit pas ailleurs.


TBM : Il n’y aurait pas une autre raison plus prosaïque ?
C.C. : Je dois bien avouer que j’éprouve un malin plaisir à faire manger mes acteurs ! Si on fait six fois la prise d’une scène, ils doivent se taper à six reprises leur tranche de roti de veau et franchement, cela me fait beaucoup marrer !


TBM : Une question que tout le monde se pose : lorsque des acteurs boivent du vin dans des scènes, est-ce pour de vrai ?
C.C. : Dans mes films, en tous cas, j’ai une règle : je leur donne à boire du vrai vin pour les trois premières prises et je leur dit « si on n’a pas ce qu’il nous faut après la troisième prise, c’est du jus de fruit que vous boirez ». En général, mes acteurs se débrouillent pour que tout soit parfait dans les trois premières ou, plus précisément, …à la troisième prise !


TBM : Abordons maintenant l’un de vos films les plus populaires, Le Boucher, un suspense haletant suite à un crime, comme dans beaucoup de vos films. S’y déroule une scène d’anthologie où Jean Yanne – le boucher du village – y fait la connaissance de la maîtresse d’école, Stéphane Audran, au cours d’un repas de mariage pendant lequel il tranche le rôti de bœuf…
C.C. : C’est une scène clé, une astuce de fil conducteur car la mariée que l’on voit dans cette scène va en fait être devenir la victime. Et comme c’est finalement un mariage « sanglant », il y a de la viande rouge au menu…(Claude Chabrol éclate d'un rire monstrueux)


TBM : Le vin occupe une place de choix dans la majorité de vos films, un cas unique dans le cinéma français. Les oeonophiles peuvent même s’y amuser à reconnaître certains crus ou certains domaines. Les bouteilles que l’on voit à l’écran ont toutes été le fruit de votre choix ?
C.C. : Souvent mais pas systématiquement. Il arrive que la production du film ait un accord avec une marque mais que l’on soit bien clair : si le vin est une bibine épouvantable, je refuse absolument.

TBM : Les amoureux de Champagne peuvent se régaler de l’un de vos films tourné en 1967 avec Anthony Perkins et Maurice Ronet. Le scandale est un épatant film à suspense. Il offre aussi un état des lieux très réussi du monde des producteurs de Champagne, même de nos jours. On y voit un producteur champenois refuser les avances d’investisseurs américains eux-mêmes industriels… du soda. L’ambiance du film est celle, très superficielle, de la Jet Set.

C.C. : Nous avions tourné chez un célèbre producteur de Champagne après leur avoir montré le scénario et ils n’avaient rien trouvé à redire…(rire malin). J’ai eu beaucoup de mérite car, en fait, le scénario qu’on m’avait proposé au départ mettait en scène un crime dans un camp de nudistes ! Je me suis donné beaucoup de mal pour l’adapter au monde du Champagne. Lorsque je travaille sur un film, je m’efforce de tenir compte des réalités du monde dans lequel il se déroule.

TBM  A propos, quels sont vos Champagnes préférés ?

C.C. : Ah ! J’ai un bon souvenir d’une série de réceptions chez Moët où l’on m’a sorti des vins extraordinaires au goût de biscotte. Le champagne préféré de la Reine Victoria m’avait aussi beaucoup amusé, provenant d’une Maison qui a été rachetée depuis, si je me souviens bien (Ndlr, la Maison Joseph Perrier).
J’adore aussi les magnifiques Champagnes de la Maison Krug. Un conseil : lorsqu’on boit du champagne, il faut déboucher des grandes cuvées. Quelque soit la marque, il faut éviter de boire du champagne de cuvées d’entrée de gamme. Malgré tout, j’aime celle de Moët, Taittinger ou Bollinger, bien que plus chères.


TBM : Qu’aimez-vous boire, toutes appellations confondues ?
C.C. : Tout dépend du moment. Tenez, par exemple, j’ai déniché un petit vin de soif fantastique en appellation Saumur, une pure merveille : on finit la bouteille le temps de ne pas s’en apercevoir ! Il ne faut pas citer le producteur car avec la publicité que vous allez lui faire, il va augmenter ses prix !


TBM : Passer son nom sous silence, certainement pas ! Notre travail est d'informer les lecteurs. Je vous propose que s’il me donne l’assurance que les prix n’augmenteront pas tout de suite, je cite son nom. (Le Clos de l’Abbaye, 49260 Le Puy Notre Dame, tél : 02 41 52 26 71, le Saumur rouge 2006 est à 4 €). Quels vins restent gravés dans votre mémoire ?
C.C. : Trois vins me viennent à l’esprit. Je pense tout d’abord à un La Tâche 1955. Et puis il y a ces trois bouteilles de Nuits Saint-Georges 1945, je vais vous raconter. J’ai un copain traiteur à Saumur, une pointure dans son métier. (Gérard Girardeau, tél : 02 41 51 30 33, Ndlr). Il achetait des caves de veuves.


TBM : Des caves de veuves, expliquez-vous !
C.C. : Oui, c’est simple, ces veuves se débarrassaient de la cave de leur défunt mari qui à leurs yeux picolait trop. Par cette combine, cet ami traiteur m’avait obtenu trois bouteilles de ce Nuits Saint-Georges 1945. La première fut très agréable. La seconde se révéla être une bibine infâme. La troisième, pour l’anniversaire de ma fille Cécile fut en revanche fabuleuse. Je remarque que ces trois bouteilles avaient eu exactement la même vie : le même millésime, le même producteur, elles avaient été entreposées ensemble par les soins d'un seul propriétaire. Je crois donc à la personnalité non pas uniquement des terroirs mais de chaque bouteille. Je ne crois pas aux grands vins, je crois aux grandes bouteilles.




TBM : et votre 3ème souvenir de dégustation mémorable ?
C.C. : Ah, oui, c’était un Petrus 1961 à tomber par terre (rires) que m’avait offert Jean Poiret. Il m’avait dit : « celle-là, tu la boiras tout seul. »


TBM : Avec quel met l’avez-vous bue ?
C.C. : Je vous fais une confidence : j’aime goûter des vins exceptionnels avec des plats simples, voire assez ordinaires, cela aide à faire ressortir la beauté du vin, et de ne pas être troublé par la qualité du plat. De toute façon, les types qui vous disent : l’accord parfait entre mets et vins, c’est ceci, pour moi c’est de la fumisterie. Ce qui est sûr en revanche : un vin et un plat peuvent se détruire l’un l’autre.


TBM : Rien n'est plus vrai. Vous souvenez-vous de la première bouteille de vin que vous ayez achetée ?
C.C. : Il y a d’abord celles que je fauchais dans la cave de mes parents quand j’étais étudiant en droit et c’était de d’Aloxe-Corton. Ils habitaient, rue Saint-Jacques et moi rue Pierre Curie, il n’y avait donc que 50 mètres à parcourir avec les bouteilles sous le manteau. La 1ère bouteille achetée, qu’un copain m’avait conseillée, c’était un Chinon du domaine d’Olga Raffault, devenue une amie depuis. Olga avait accepté de me vendre une série de chinons qui commençait en 1945 pour se terminer de nos jours. (rire pantagruélique)


TBM : Avec quels acteurs vous avez partagé vos plus beaux moments gourmands ?
C.C. : Je pense avant tout à Jean Poiret, un sacré buveur. Pendant le tournage du Poulet au vinaigre, qui se tenait à Forges-les-eaux, on s’attablait dans un restaurant dont le propriétaire ne connaissait manifestement pas la valeur des vins de sa cave, le con ! Au cours de repas avec Michel Bouquet, Jean Topart et nos femmes respectives, on avait un truc, nous jouions les hésitants quant au choix du vin : « monsieur, on ne sait toujours pas ce qu’on va boire, mais pendant qu’on réfléchit, amenez-nous donc cette bouteille, puis celle-ci, etc ». Résultat : on lui a vidé toute sa cave, surtout des grands crus de Bordeaux. On a méthodiquement descendues toutes ses bouteilles de Château Palmer !




TBM : l’un de vos chefs d’œuvre n’est autre que Les innocents aux mains sales avec Romy Schneider
C.C. : Avant le tournage, nos premières réunions de travail se passaient très agréablement, chez elle, nous discutions assis par terre, en buvant du Meursault. Ca s’est gâté ensuite.




TBM : Dans ce film policier très élaboré, il y a cette scène particulièrement cocasse, un repas entre les deux policiers chargés de l’enquête que jouent François Maistre et Pierre Santini. On a l’impression que plus ils boivent, plus ils comprennent la logique de ce meurtre.
C.C. : C’est exactement ça (rire chabrolien).




TBM : Un mot sur les femmes et le vin. On pense à vôtre épouse, tout d’abord, Aurore, qui vous gratifie de petits noms charmants : « Hercule Poivrot », « Piccolo Teatro ».
C.C. : (rire) Mais je précise que je ne me saoule jamais, du reste je ne bois pas entre les repas. Parmi les actrices qui ont travaillé avec moi, Sandrine Bonnaire ne crache pas sur une bonne bouteille. Récemment j’ai été agréablement surpris par Ludivine Sagnier qui lève très bien le coude.


TBM : Vous avez dit dans un ouvrage (Pensées, répliques et anecdotes, paru au Cherche-Midi) : « un type qui ne boit pas de vin ne connaîtra jamais le bonheur ».
C.C. : Ceux ne boivent pas, ils ont peur de quoi ? De perdre leur lucidité, pardi ! Finalement, ils sentent que leur lucidité est fragile. Ils sont pleins de complexes. Ils se croient heureux mais au fond ne le sont pas.


TBM : Ce qui n’était pas le cas de Philippe Noiret…
Ah ça non ! On a tourné ensemble Masques, en 1987, mais je le connaissais depuis longtemps, je lui avais même proposé le rôle que Jean Yanne a finalement joué dans Que la bête meure. Pendant le tournage, vers Senlis, on avait trouvé un petit hôtel. On ne s’est pas quittés pendant deux mois, ensemble on s’envoyait allègrement du Cornas.


TBM : …Ni celui d’Orson Welles.
C.C. : Nous allions souvent manger ensemble dans un restaurant, Le Beau site, dont la spécialité était la double entrecôte. Orson commandait une double-double entrecôte.

TBM : Dans Le Boucher, vous faites dire à Jean Yanne : « la cuisine est le seul art qui ne mente pas. On peut se gourer sur la peinture, sur la musique, mais sur la bouffe, pas d’histoires, c’est bon ou c’est mauvais ».
C.C. : Absolument. Il existe des lois en gastronomie comme dans l’art.


TBM : Dans Docteur Popaul, Jean-Paul Belmondo et Mia Farrow, au cours d’une scène clé, dégustent une bouteille de vin blanc, serait-ce du Sauternes ?
C.C. : Exact. C’est du Château Filhot que Jean-Paul adorait. On tournait dans le sauternais et je voulais montrer qu’on peut boire ce vin sans l’accompagner de traditionnels petits gâteaux.


TBM : A table, un autre blanc bordelais est à l’honneur dans La fleur du mal…
C.C. : Oui, on connaît château Haut-Brion pour son rouge, nettement moins pour son blanc.


TBM : Votre film La fille coupée en deux, se tient à Lyon. C’est un bon souvenir ?
C.C. : Eh comment ! On y a même tourné des scènes au restaurant Nicolas Le Bec et chez Alain Chapel !

…(à la fin du repas)…

TBM : après un petit coup de blanc pour se faire la bouche, le repas était accompagné de château Montrose 1988 et 1994, du vin jaune 1982 du domaine André et Mireille Tissot, de chablis Vaillons 1989 du domaine Laroche, de la Côte Rôtie 2004 du domaine Jamet, du Puligny-Montrachet Champs Gains du domaine Olivier Leflaive et enfin du Beaune Grèves 2005 du domaine Jacques Prieur. 
Qu’avez le plus apprécié ?
C.C. : je ne suis pas prêt d’oublier La Côte Rôtie, particulièrement étonnante, et le Beaune…


Cet entretien s’est déroulé à table en juin 2007 avec la complicité d'Annie Ligen que je remercie chaleureusement pour son aide.


« le vin et la table dans l’œuvre de Claude Chabrol »

A redécouvrir en priorité et avec gourmandise :

  • Le boucher (1970)
  • Que la bête meure (1969)
  • Le scandale (1967)
  • Docteur Popaul (1972)
  • Les innocents aux mains sales (1975)
  • Les fantômes du chapelier (1982)
  • Poulet au vinaigre (1985)
  • Masques (1987)
  • Au cœur du mensonge (1999)
  • Merci pour le chocolat (2000)
  • La fleur du mal (2003)

Pour en savoir plus 
  • Grand manège, un film d’Olivier Bourbeillon (Paris-Brest productions)
  • Le Plaisir Gastronomique au Cinéma, par Vincent Chenille, éd. Jean-Paul Rocher.