vendredi 13 janvier 2012

Produire, vendre, (tenter d') exister



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Un papier signé Jipé Géné
Les Pokot vivent au nord-ouest du Kenya, près de la frontière ougandaise. Peuple nomade, proche des Massaï, ils se consacrent essentiellement à l'agriculture et à l'élevage : vaches et chèvres, pâturant dans une maigre savane. Leur lait joue un rôle important dans l'alimentation grâce au lolon chomi suton, le yaourt à la cendre. Chaque jour, les animaux sont traits deux fois manuellement et leurs laits respectifs gardés dans de grosses calebasses. Ils ne seront jamais mélangés pour la fabrication du yaourt. Celui de la vache pour les hommes et celui de la chèvre, plus nutritif et meilleur au goût, réservé aux femmes et aux enfants.

Lorsque la calebasse est pleine, ils ajoutent de la cendre de bois de cromwoo - un arbre local - pour purifier et donner une saveur particulière à cette préparation. Elle sera ensuite suspendue à l'abri ou partiellement enterrée durant quelques jours, le temps que la fermentation s'active et que le petit-lait s'écoule. Commence alors la période cruciale : la calebasse, soigneusement fermée, est agitée en rythme à bout de bras, jusqu'à ce que le lait caillé prenne la consistance d'un yaourt à la saveur unique. Un produit identitaire de cette communauté qui n'était plus préparé que par quelques familles lorsqu'un émissaire de Slow Food, formé à l'université des sciences gastronomiques de Pollenzo (Piémont), le remarque et le fait r-econnaître comme " sentinelle ", ces produits et savoir-faire alimentaires que l'association italienne s'efforce de préserver à travers le monde.
En 2009, quelques éleveurs de la tribu des Terzoi ont visité leurs homologues du Piémont, à l'invitation de Slow Food lors du salon " Cheese ", à Bra (Italie), consacré tous les deux ans aux fromages au lait cru. " Vos chèvres sont aussi grosses que nos vaches ", se sont exclamés les pâtres du Pokot à la vue des troupeaux locaux. Ces échanges leur ont permis d'apprendre de nouvelles techniques en matière de rendement et d'hygiène et de rentrer chez eux avec le souvenir de l'accueil solidaire et chaleureux de ces paysans du Nord.
Pourquoi je vous raconte ces histoires ? Parce que, le 16 décembre dernier, Ambrose Kakuko et Grace Kapserum, membres de cette communauté, débarquent à 6 h 20 à Roissy-CDG à bord du vol AF8003 en provenance de Nairobi (Kenya). A l'invitation de Slow Food et de la ville de Bilbao (Espagne), jumelée avec leurs villages dans le cadre d'un programme financé par l'Union européenne, ils se rendent au festival gastronomique " Algusto ", organisé dans la capitale de la province de Biscaye du 16 au 19 décembre. Ils ne font que transiter par Roissy pour prendre le vol AF1476 à destination de Bilbao, malheureusement annulé en raison des conditions météo (la tempête de la mi-décembre).
En attente d'un prochain vol, ils sont interpellés par la PAF, en la personne du brigadier-chef Jean-Marc Leday, qui leur refuse l'entrée dans l'espace Schengen en vertu de l'alinéa E des motifs d'interdiction : " N'est pas détenteur d'un document valable attestant le but et les conditions de séjour (défaut d'attestation d'accueil ou d'attestation d'assurance). " Ils sont munis de visas en bonne et due forme délivrés par l'ambassade d'Espagne à Nairobi et disposent de papiers prouvant leur destination et les conditions de leur séjour, des documents d'ailleurs indispensables à l'obtention du visa. Le brigadier-chef leur reprochera de ne pas produire l'argent nécessaire à leur séjour alors qu'ils sont totalement pris en charge par les organisateurs. Retenus deux jours à Roissy sans excès de courtoisie, ils ont été renvoyés à Nairobi le 18 décembre à bord du vol AF8002. Deux de plus pour les statistiques de retour à la frontière.
" Il est honteux que deux personnes engagées activement dans leur pays, qui jouent un rôle direct de sauvegarde de la bio-diversité et des traditions alimentaires l-ocales, soient arbitrairement arrêtées et, de fait, séquestrées ", a déclaré Carlo Petrini, président de Slow Food. " Il est également paradoxal que l'Union européenne voie réduits à néant des efforts et des ressources destinés à renforcer la coopération internationale à cause de l'attitude intransigeante de fonctionnaires dont le zèle dans l'application des lois risque de s'apparenter à une véritable discrimination raciale. "
Rien à ajouter, si ce n'est qu'en ce week-end de l'Epiphanie où chacun va tirer les rois (excellente galette chez Christophe Vasseur, Du pain et des idées, 34, rue Yves-Toudic, Paris- 10e, 01-42-40-44-52), souvenons-nous de Melchior, Balthazar et Gaspard. Venant d'Orient, ils étaient accueillis comme les rois mages apportant l'or, la myrrhe et l'encens. Ambrose et Grace, arrivant du Kenya, n'avaient que du yaourt à la cendre dans leurs bagages. Ils ont été refoulés.